
Utilisé durant des décennies en Guadeloupe et en Martinique contre le charançon du bananier, le chlordécone, pesticide organochloré, a empoisonné durablement l’environnement et est reconnu pour avoir provoqué de nombreuses maladies graves au sein de la population.
Plusieurs associations ont déposé plainte dès 2006 pour empoisonnement, mise en danger de la vie d’autrui, administration de substance nuisible et tromperie sur les risques inhérents à
l’utilisation des marchandises.
Au bout de 16 ans d'instruction, le tribunal judiciaire de Paris s'apprête enfin à rendre son jugement.
Mais le procureur de la République, dans son réquisitoire, vient de demander un "non-lieu", c'est à dire qu'il demande au tribunal de considérer qu'il n'y a pas lieu de poursuivre le procès ! Tout ça pour ça ?
Le parquet estime que les infractions empoisonnement et d’administration de substance nuisible ne seraient pas suffisamment caractérisées et qu’il y aurai un problème de preuves.
Il évoque même le fait que ces infractions seraient prescrites, oubliant qu'il s'agit d’infractions dissimulées, pour lesquelles le point de départ judiciaire est la découverte des faits et non le début de l'infraction : sa constatation par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ne date que de 2004 !
Il est donc fort possible que le tribunal suive ces conclusions dans son jugement d'ici quelques semaines, et qu'il n'y ait en définitive aucune mise en examen de décidée, malgré le désastre sanitaire et écologique avéré.
Ce qui apparaît au yeux de la population antillaise comme un véritable déni de justice.
En Martinique et en Guadeloupe, la molécule du chlordécone, très persistante, est désormais présente partout : dans les sols – sur plus de 40 000 hectares de terres potentiellement polluées - dans les cours d’eau, et même en milieu marin.
La production alimentaire locale est largement contaminée par cet insecticide à forte toxicité, et avec elle plus de 90 % de la population antillaise, qui présente un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.
En 2021, le gouvernement a même ajouté le cancer de la prostate lié à une surexposition aux pesticides au tableau des maladies professionnelles, ouvrant ainsi la possibilité d’indemniser les ouvriers agricoles malades.
Parallèlement une commission parlementaire a été mise en place en 2019 pour faire la lumière sur ce scandale.
Adopté par l’Assemblée nationale son rapport a désigné l’État comme « premier responsable » du scandale.
Il a en effet autorisé l’emploi de cette substance pendant deux décennies, alors que l’Organisation mondiale de la santé l’avait classée cancérogène possible dès 1979.
Le gouvernement avait attendu 1990 pour interdire cet insecticide en accordant en outre des dérogations aux producteurs bananiers des Antilles pendant les trois années suivantes.
Ce qui ne veut pas dire forcément que son utilisation a vraiment cessé ensuite dans toutes les plantations !
Le chlordécone continue de tuer jusqu’à ce jour, mais aux yeux de la justice il n'y aurait pas de coupables responsables des centaines de morts et des milliers d’ouvriers agricoles victimes de
maladies ?
Il n'y en aurait jamais ?
C'est une situation que la population antillaise et ses élus ne pourrait accepter.
Elle vient encore accentuer la colère qu'ils manifestent depuis longtemps concernant les problèmes spécifiques de leurs îles : vie chère, pollution de l'eau, gestion de la crise sanitaire, violences policières, etc.
Certes le gouvernement a prévu des mesures dites de "réparation" contenues dans son plan chlordécone de 2021.
Mais elles restent très limitées encore : seules 3 800 personnes ont pu bénéficier du dépistage gratuit du chlordécone, 300 demandes à peine d'aide exceptionnelle prévue pour les marins pêcheurs ont été instruites en 2022 !
Ce ne sont pas ces mesures qui vont apaiser la colère en Guadeloupe et en Martinique, tant nos concitoyens des Antilles ont le sentiment qu'un tel scandale n'aurait pas été traité aussi légèrement s'il s'était produit en métropole.
Quoi qu'il en soit, les associations concernées veulent que les coupables soient désignés.
Si le tribunal donne raison au procureur, elles feront appel.
Si la cour d'appel valide le non-lieu, elle iront en cassation.
Si la cour de cassation le déboutent, elles feront appel à la cour de justice européenne.
Et à ce niveau, il est quasiment certain que la France serait condamnée pour ne pas avoir rendu justice à ses citoyens.